Docteur Lucet et Madame Cash ?

J’ai toujours eu beaucoup de mal avec Élise Lucet.  Probablement, le fait qu’elle présente, tous les jours de la semaine, depuis plus de 10 ans, le journal de 13 heures de France 2 n’y est pas pour rien.  Car on ne propage pas la peste de la pensée unique néolibérale depuis autant de temps sans en être soi-même une disciple fervente depuis le départ ou sans en avoir été au fil du temps mortellement affectée ; ce qui au final, vous en conviendrez, revient parfaitement au même quant à son degré de nocivité en matière de dissémination de propagande.

L’appartenance de Mme Lucet à la caste zélée des chiens de garde du capital ne fait pour moi aucun doute.  Aussi suis-je toujours aussi surpris de voir à quel point son émission phare, Cash Investigation, peut encore susciter quelque espoir de rebellitude iconoclaste.  C’est pourtant encore ce qui semble s’être passé pour le dernier numéro de son magazine, intitulé « Cash Investigation. Salariés à prix cassé : le grand scandale » et diffusé mardi soir dernier à 20h30, puisque j’ai reçu de nombreuses sollicitations (sur mon compte Facebook en particulier) m’enjoignant à regarder l’émission.  Même Jean-Luc, qui maitrise pourtant parfaitement la directive sur les travailleurs détachés et le dumping social qui en découle, y était allé de son petit coup de pouce :

N’étant toujours pas convaincu par la théorie selon laquelle une lourde pathologie d’ordre schizophrénique transformerait régulièrement (un mardi par mois) la respectueuse Docteur Lucet de la journée en révolutionnaire Madame Cash Investigation à la nuit tombée, je décidai sur le coup de m’abstenir et vaquai donc mardi soir à mes occupations (qui ne vous regardent en rien 😉 ).

Bon, je vous passe les détails, mais sachez juste qu’hier je me suis finalement décidé à me taper les 2 heures de reportage.  En rediffusion sur le site de France2.  Ici.

Dès le départ, pourtant, j’ai senti, j’ai su que ça allait encore une fois m’exaspérer au plus haut point.  Je ne parlerai même pas ici des petits problèmes de forme.  La voix off d’un narrateur qui débite des blagues Carambar … des effets de montages incongrus ou disruptifs pour tenter de dynamiser et de garder le public attentif … une scénarisation parfois bien trop évidente (comment expliquer par exemple qu’une caméra soit en train de filmer Mme Lucet en plein travail à son bureau pile-poil au moment précis où elle reçoit un coup de fil de … oups j’ai failli lâcher un big spoiler là 😉  Après tout, je veux bien admettre que garder des téléspectateurs de prime time accrochés à une enquête journalistique de presque 2 heures sans qu’ils zappent sur une chaine avec plus de sang, plus de nibards ou plus de téléréalité, doit représenter une gageure colossale qui justifie ma foi l’emploi de quelques grossières ficelles de communication.

Mais restons sur le fond.  Qu’est-ce qui cloche dans ce reportage ?  Ben, je va vous l’dire ma bonne dame !  Il vous détourne du véritable problème, voilà c’qui va pas !  Il focalise votre attention sur sa main gauche alors que c’est la main droite qui fait disparaitre le lapin.  Ce reportage m’a rappelé (et m’a mis dans le même état d’énervement) que beaucoup de films prétendant militer contre la peine de mort avec pour seul argument que le condamné à mort est … finalement innocent (avec rebondissement de dernière minute et tout et tout).  Pour lutter véritablement contre la peine de mort il ne faut pas avoir peur de prendre à bras le corps la véritable gageure qui consiste à dégouter le spectateur de la peine de mort même lorsqu’il s’agit de salauds indubitablement coupables des pires atrocités.  Un peu comme dans « Dead man walking » (« La dernière marche » en français) de Tim Robbins.  Ça, c’est du boulot !

Lorsqu’on lit le début du synopsis du Cash de mardi dernier, on est en droit de penser que l’émission va s’attaquer au problème intrinsèque de la directive « détachement des travailleurs », à savoir que cette dernière organise un véritable dumping social, et ce, de manière tout à fait LÉGALE, en permettant à un employeur d’envoyer ses salariés travailler dans un autre pays de l’Union européenne tout en ne respectant pas la totalité du droit social de ce pays d’accueil.  Ainsi, les cotisations sociales, salariales comme patronales, sont payées dans le pays d’origine, malgré les gros écarts de système social que l’on connait au sein de l’UE.  Lisons :

Avec la directive « détachement des travailleurs », l’Europe a inventé la délocalisation près de chez soi. Un travailleur détaché, c’est un Européen qui vient exercer son métier en France. Les conditions ? Le patron doit lui payer un salaire français et prévoir de quoi le nourrir et le loger. L’avantage ? Les cotisations sociales sont payées dans le pays d’origine. En France, c’est 38% en moyenne de cotisations patronales, alors qu’en Roumanie, c’est 27%, au Portugal 23%, et en Pologne tout juste 18%… Ce « dumping social » est une aubaine totalement légale pour les employeurs.

Parfait, on semble partir sur le bon chemin.  Puis, quand on lit la suite du synopsis on commence à entrevoir l’entourloupe :

Aujourd’hui, on compte officiellement 230 000 travailleurs détachés en France, 30 fois plus qu’il y a quinze ans. Et certains patrons n’hésitent pas à FRAUDER ce système déjà avantageux : ils imposent des salaires au rabais et des horaires de forçat à cette main-d’œuvre docile, qui n’est parfois même pas déclarée. La perte sèche de cotisations pour le système de protection sociale est estimée à 400 millions d’euros. « Cash Investigation » dévoile les méthodes des entreprises pour casser le prix du travail.

Et hop, le cœur même du problème, à savoir en quoi et comment « ce système [est] déjà avantageux », est définitivement évacué.  CASH INVESTIGATION ne nous dévoilera en effet, pendant presque deux heures (faut-il le rappeler), que des exemples de fraude, d’entourloupe, de détournement, d’illégalités liés à la directive des travailleurs détachés.  Et même si, bien sûr, la fraude sociale de ces grands groupes demeure impardonnable et devrait être largement traquée et durement sanctionnée (le reportage reste donc intéressant à regarder pour mieux appréhender les types de fraude que les grands patrons peuvent élaborer à partir de cette directive), il n’en reste pas moins vrai que le problème principal de la directive des travailleurs détachés ne réside pas initialement dans la fraude qui en dérive mais bien dans son essence même.  J’eusse ainsi aimer un reportage qui nous montre des entreprises qui respectent scrupuleusement la loi (et donc cette directive) et qui pourtant profitent de la différence des systèmes sociaux en Europe pour mettre sur la paille tout un tas de travailleurs français sans pour autant tirer vers le haut le niveau social des travailleurs étrangers détachés.  Qu’un dernier volet d’un tel reportage s’attache ensuite à raconter quelques dérives et les dommages supplémentaires que cela engendre, pourquoi pas, mais d’abord eut-il fallu traiter du sujet principal.

Car le reportage semble du coup avoir toute légitimité (puisque nous ayant montré que des cas illégaux d’application de la loi) pour se terminer par cette interview lunaire de Alain Vidalies, secrétaire d’état chargé des transports, qui peut, en toute impunité, remettre sur le tapis encore une fois le mythe éculé des quelques prétendues brebis galeuses qu’il suffit de traquer et de purger dans un système globalement vertueux.  Combien de fois n’avons-nous pas en effet entendu ces inepties et ces contes pour enfant parlant de moralisation du capitalisme 😀 ?  Écoutons-le :

« Dans tous les cas, ils [Géodis, ndlr] peuvent compter sur moi pour les amener à respecter la loi, qu’elle soit française ou européenne (…)

il faut bien comprendre une chose, moi, je suis profondément européen et je mesure que c’est ce genre de situations [les fraudes, ndlr] qui est en train de détruire l’idée de l’Europe (…)

je pense, j’essaie de convaincre, qu’il faut absolument qu’il y ait une réaction collective pour avoir ce qu’on a promis aux gens, c’est à dire une Europe ouverte mais avec une concurrence loyale, c’est ça la question et si on ne le fait pas, c’est finalement l’Europe qui va être pénalisée. »

En d’autres termes, le film se termine sur l’idée, sournoisement implantée et patiemment construite pendant deux heures, selon laquelle cette directive des travailleurs détachés contribue à la construction d’une Europe ouverte avec une concurrence loyale. Vous avez bien lu ?  Le système des travailleurs détachés, c’est de la concurrence loyale !

Abracadabra, le lapin a disparu.

Le clou est enfoncé à la toute fin du reportage par le marteau de la voix off qui, sur fond d’hymne européen Beethovenien, synthétise, moult chiffres à l’appui, combien cette fraude au détachement (si longuement illustrée pendant le reportage) coûte à l’État français.  Le narrateur semble regretter le peu de moyens de contrôle de l’État et conclut par cet aphorisme rassembleur (populiste, aurait-on pu dire aussi) : « la fraude sociale a encore de beaux jours devant elle. »  Fondu enchainé sur l’image du plateau de Cash où attend, hilare comme à son habitude, notre ministre du travail, Mme El Khomri.

Alors oui, la fraude sociale a malheureusement encore de beaux jours devant elle.  Mais le dumping social légal (organisé par les droites libérales européennes, le PS et l’UMP en tête pour ce qui concerne la France) a tragiquement lui aussi un avenir parfaitement radieux devant lui, et ce, même si par miracle on arrivait à foutre au gnouf tous les patrons fraudeurs.

Mais ça Élise Lucet ne tient absolument pas à ce que cela se sache.  Chuut.

9 Replies to “Docteur Lucet et Madame Cash ?”

  1. Bonjour. Comme il me plait de voir que je ne suis pas le seul à ne point apprécier la « redresseuse de tords ». Ceci depuis qu’elle a pris la défense d’un de ses journalistes – Monsieur Hervé Ghesquière ( l’avait-elle mandaté pour un de ses reportages « choc » ?) – alors que celui-ci avait osé braver les conseils des militaires (par ailleurs chargés de sa protection) en décembre 2009 en Afghanistan. On se souvient tous du tapage médiatique sur son enlèvement qui s’en est suivi…
    Je découvre avec ce billet votre blog, je vais m’empresser de lire la suite.
    Bonne continuation.

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  2. Mon cher Alex de l’UPR, merci pour l’encouragement. Je suis très heureux d’apprendre que mon « analyse va dans le bon sens ».

    En revanche, j’ai beau me relire, je ne vois vraiment pas où, dans mon billet, j’ai pu suggérer par inadvertance, ne serait-ce qu’un instant, que « la législation « européenne » en matière de travailleurs détaché, [aurait quoi que ce soit de] démocratique » (pour reprendre vos propos, et vos fautes d’accord 😉 ).

    Je vous invite donc à mon tour, mon cher Alex de l’UPR, à faire un tour un peu plus conséquent de mon blog et je suis certain que vous parviendrez sans mal à en relever la ligne éditoriale très claire, et très proche en effet de beaucoup des positions de Mme Annie Lacroix-Riz (sans T, sauf à vouloir faire un calembour, fort malvenu la concernant, avec l’hôtel de luxe parisien). Vous y trouverez en effet quantité de billets dénonçant l’organisation et les décisions des institutions antidémocratiques européennes et, dans tous mes billets, une constante dénonciation du grand capital (dont je ne savais pas qu’il détenait des cervidés de régions arctiques), mot à prendre au sens Marxien bien sûr, et non pas dans son nouveau sens très restrictif (et tout à fait hype) Pikettyien.

    A bientôt de vous relire, donc.

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  3. Votre analyse va dans le bon sens. Je déplore également que Mme Lucet ne mette pas à la disposition des téléspectateurs, les PDF de tous les « documents secrets » qui sont brièvement effeuillés à l’écran ou décrits par le narrateur en voix off, Ou encore les rushs de ses interviews avec les représentants politiques, et tout autre document qui prouverait la bonne foi de sa démarche.

    En revanche je vous invite à creuser encore un peu le sujet de la législation « européenne » en matière de travailleurs détaché, qui n’a rien de démocratique mais imposée par le grand capital (pour paraphraser Annie Lacroix-Ritz) qui tient les rennes de l’organisation supra-nationale.

    Alex de l’UPR

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  4. @Christine
    « Si j’en crois ce qui se dit autour de moi sur cette émission, c’est le principe même du travailleur détaché qui a scandalisé et pas seulement la fraude qui y est attachée. »
    Tant mieux, je vois peut-être trop le mal partout 😉 Merci pour votre commentaire.

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  5. Je ne suis pas sure que le téléspectateur lambda aura creusé le sujet avec la même acuité que vous. Si j’en crois ce qui se dit autour de moi sur cette émission, c’est le principe même du travailleur détaché qui a scandalisé et pas seulement la fraude qui y est attachée.
    On peut aussi voir dans le traitement du sujet tel qu’il a été fait, une manière de dénoncer sans prendre le risque de perdre sa place au banquet … un petit manque de courage pour aller jusqu’au bout, mais bon …..

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