Marcher ou ne pas marcher ?

Depuis 24 heures, la question a beaucoup tourné dans ma tête. (et sur mon portable)  Dois-je participer, ou non, à la marche républicaine de dimanche prochain en hommage aux victimes du massacre du siège de Charlie Hebdo ?

Voilà, ça y est, je suppose que, d’ores et déjà, de par le fait même de poser cette question, je viens d’être irrémédiablement classé parmi les … gros cons iconoclastes (vu mon anticléricalisme viscéral à la hauteur de celui des dessinateurs décimés de Charlie, il n’est pas décemment possible de me classer parmi les … suppôts du fondamentalisme religieux extrémiste … ne reste donc que la catégorie des … gros cons iconoclastes , disais-je).

Comment ?  Tu ne sais pas si tu viens à la marche ?!?  Mais t’es qu’un gros con !

Car nul n’ignore en effet que, dans notre société de zapping manichéen, ne pas pouvoir, ni vouloir, affirmer en moins de 140 caractères maximum que l’on pense blanc est bien sûr la preuve irréfutable que l’on pense noir.

Ben tant pis, tentons tout de même, pour ceux qui sont encore à l’écoute, d’expliquer mes nuances de gris.

Commençons par rappeler quelques évidences, précautions oratoires qu’il semble malheureusement nécessaire aujourd’hui de devoir exprimer haut et fort sous peine d’être taxé de je ne sais quelle tare d’inhumanité.  Alors oui, bien sûr, je regarde les fanatiques religieux fascisants qui ont commis ces assassinats comme des barbares inexcusables, et oui, je considère que l’obscurantisme des intégristes religieux, qu’ils soient islamistes, chrétiens, juifs, ou d’autres sectes théocratiques, est un danger pour la République et le contrat social de mon cher Rousseau.  C’est bon ?  C’est clair ?

Bien, cela étant dit, je ne peux non plus me résoudre à balayer d’un revers d’improbable « union nationale » émotionnelle les quelques arguments suivants qui ne cessent de venir taper à la porte de ma raison.

D’abord, je dois admettre, avec beaucoup de honte quant à mon manque de cœur évident, que j’éprouve beaucoup de difficulté à l’idée de me voir participer à ce grand spectacle de chagrin télévisuel, à cette orgie médiatique d’affliction exhibitionniste, à cette « peintertainment » à l’américaine, qui déferlent sur nos écrans depuis le drame, à grands renforts de crayons, stylos, fleurs, dessins, bougies et autres lumignons, tendus vers le ciel, comme un pied de nez à l’athéisme libertaire de la bande à Charlie.  Disons que je goûte plus la retenue et la pudeur.  Sans doute une question de caractère.

Mais la question n’est pas là.  Le problème principal est de savoir si je dois vraiment défiler, même pour des motifs auxquels j’adhère, en compagnie de tous ces hypocrites qui s’épanchent sur tous les médias depuis la tragédie et qui pourtant, à mes yeux, ont contribué et continuent de contribuer, directement ou indirectement, année après année depuis des décennies, à créer ce climat, à façonner cette société qui permet (qui encourage même) l’émergence de telles brutes sauvages désensibilisées.  Une société où le marché est le maitre, où l’argent est roi, où tout est marchandise et plus personne n’est politisé, où l’État est sans cesse dénigré et la compétition est le seul horizon, où la solidarité est remplacée par la charité, où chacun doit se battre contre tous, où on stigmatise l’autre, on attise les haines raciales et on encourage le communautarisme, où on a détruit toute espérance progressiste et où les médias ne parlent plus que d’une seule voix bétonnée.  Comment envisager sérieusement de pouvoir marcher non loin d’un Plantu ou d’un joueur du PSG qui se font payer par le Qatar, principal pays qui finance et arme également ces fous de Dieu assassins ?  Ou aux cotés d’un Macron ou d’un Cambadélis qui mettent en œuvre la régression désespérante de notre pays ?  Ou d’un Barbier ou d’un FOG qui désignent à la vindicte populaire, avec tant de facilité (et d’impunité) à longueur de pages de leurs torchons respectifs, les « responsables » de tous les maux de la France ?  Ou d’un Sarkozy et d’un Hollande qui à cause de leur atlantisme béat nous rendent complices des crimes (tout aussi) ignobles commis par le régime étasunien ?  Franchement, cela semble bien difficile.  Mais doit-on leur abonner le terrain (notre terrain !) pour autant ?  Dilemme.

Comment, en outre, ne pas craindre de participer, contre son gré, à un événement qui pourrait éventuellement être interprété a posteriori, pour peu que la foule soit immense, comme le point de départ historique pour la France de la théorie mortifère du « choc des civilisations » de Huntington, chère à Zemmour, Houellebecq ou Finkielkraut ?  Regardez et écouter le Zemmour qui jubile derrière son micro, avant même la probable démonstration de force de dimanche qu’il n’aura, n’en doutons pas, aucun scrupule à récupérer sous sa bannière à fleur de lys :

Le 7 janvier 2015 est notre 11 septembre, je jour où la guerre est revenue, comme jadis, comme toujours (…) avec de vrais ennemis, et des ennemis intérieurs (…).  On avait oublier que la France avait toujours été le pays des guerres de religion !

Nous y voici.  Zemmour et sa guerre de religion.  Enfin en France, après les USA, devine-t-on entre ses lèvres.  Guerre, ordre, sécurité et repli identitaire.  Le paradis sur terre pour Zemmour et ses affidés.  Comment dans ces conditions ne pas craindre ce que le défilé va scander et réclamer dans la rue dimanche !  La moindre ambigüité et la récupération est assurée !  Et croyez qu’il me serait terriblement pénible d’avoir participé à un événement aboutissant à un Patriot Act français.

Alors que faire ?  Y aller ou ne pas y aller ?

Car, d’un autre côté, ceux avec qui je partage beaucoup de combats et d’idées seront naturellement à la marche.  Bien sûr.  Comment pourrait-il en être autrement !  Je relis par exemple le communiqué du Front de Gauche :

La douleur face au meurtre politique de nos amis de Charlie Hebdo et des policiers qui les protégeaient reste immense.  Le FDG appelle naturellement aux marches citoyennes de ce week-end dont celle de Paris entre République et Nation.

Nous manifesterons en hommage à l’équipe de Charlie Hebdo, en solidarité avec leurs proches, leurs collègues et leurs amis. Nous manifesterons au nom de la liberté d’expression et des valeurs défendues par l’équipe de Charlie Hebdo (…) C’est pourquoi nous manifesterons en refus de tous les racismes, pour l’égalité contre les discriminations, pour une laïcité émancipatrice et la liberté de conscience.

Cette marche est une réplique républicaine contre l’obscurantisme et les intégrismes religieux d’où qu’ils viennent. Le Front de gauche condamne toutes les tentatives d’assimiler les musulmans vivant en France à ces actes terroristes.

Voilà un appel auquel je ne peux bien sûr pas résisté et qui emporte finalement ma décision.

Soit.  Oui, je serai là.  Je marcherai, « contre l’obscurantisme et les intégrismes religieux d’où qu’ils viennent ».

Mais une fois n’est pas coutume, « union nationale » oblige 😀 (quelle vaste fumisterie que ce concept de bisounours incultes tout de même!), je vais devoir défiler … en faisant attention aux individus qui m’entourent.  Surtout ne pas se retrouver au milieu d’infréquentables et éviter tous les importuns.  Ce sera mon deuxième mot d’ordre pour ce défilé.  Manquerait plus que je me retrouve sous une banderole des amis de Wauquiez, de Gattaz ou de Sapin !  Non mais sans déconner !  Je ne partage rien avec ces gens-là (sauf l’air que je respire) et ne tiens pas à commencer ce dimanche.

Espérons que je ne le regretterai pas.

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EDIT 10/01/2015: les choses ont évolué très vite.

4 Replies to “Marcher ou ne pas marcher ?”

  1. Je me posais les mêmes questions ou presque ; mais je penchais pour « ne pas marcher ». Et puis parler avec des gamins, jeunes (entre 4 et 11 ans) qui m’amènent vers les thèmes de liberté de penser, de liberté de dire, de peine de mort … Et finissent par me demander est-ce que l’on va aller marcher …
    Alors voilà, je vais y aller … Avec toute la petite troupe !

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