Vous le savez, vous qui êtes féru d’actualités, les chefs d’État et de gouvernement des 27 membres de l’Union européenne se retrouvent ce soir, pour une rencontre informelle autour d’un diner, afin de préparer le sommet officiel des 28 et 29 juin. Au menu de la soirée intime: rigueur et croissance.
Je vous ai déjà raconté le film. C’est plutôt du théâtre, d’ailleurs. Unité de lieu, Bruxelles. Unité de temps, une nuit. Unité d’action, un nouveau sauvetage définitif (encore un!) du monde libre.
La mise en scène sera soignée, n’en doutons pas. Des grosses berlines noires qui dégueulent des petits chefaillons d’état et de gouvernements européens sur un flamboyant tapis rouge. Des caméras, des Nikon, des Canon, des flashs. Des poignées de main en smoking. Des sourires en robe de soirée. Du glamour. Des petites phrases. Du strass. Des tapes dans le dos. Des paillettes. Du vent. Des riens. Du néant enrobé de vide. On parle même de Bruce Willis en guest star.
Quant au script. Ficelles habituelles. Il faut maintenir les millions d’eurospectacteurs dans l’exaltant suspens Marc-Levyien jusqu’au dénouement final. Certainement dans la nuit. Cela augmentera la dramaturgie de la scène ainsi que le mérite, que dis-je, la gloire de ces déjà-grands d’Europe qui discutent jusqu’au bout de la nuit pour le bien du peuple. Il y aura l’annonce de mesures prochaines « favorables à la croissance », à confirmer en sommet officiel. Et tous nos fins limiers et beaux penseurs du quatrième pouvoir de se répandre dès lors en louanges, sur la courage et la volonté du bon Docteur Hollande qui aura su faire retrouver raison à Mam’ Merkel. La crôaaasance hollandaise sera commentée, disséquée, décortiquée, analysée, bref, décryptée, comme ils disent, sur toutes les chaînes et tous les journaux, en boucle, pendant les 72 heures suivantes. Mais attention, toujours avec la retenue et le flou qui sied aux incompétents et aux fainéants. Un peu dans le genre de l’article du Parisien de ce matin. Bon, en même temps, c’est le Parisien, qui est à la presse écrite ce que RMC ou RTL est à la radio. Allez, je ne résiste pas au plaisir:
la relance de la croissance sur le continent, thème cher à Hollande durant sa campagne
le nouveau président français entend rouvrir le jeu
Hollande veut rétablir un fonctionnement plus « normal » et équilibré de l’Union
il espère surtout imposer (…) un rapport de force plus favorable à ses thèses sur la croissance
Son discours volontariste
les contacts noués avant même la victoire de François Hollande (…) ont permis de rapprocher les points de vue
Même si, fondamentalement, Allemands et Français gardent chacun une vision différente de la croissance
climat « très positif » de leur discussion
Hollande assure vouloir « tout mettre sur la table »
C’est clair. Précis. Limpide. Concret. Nan? Ah merde alors! Vous avez raison. Là encore, du vent. Du néant enrobé de vide. Ah oui, un autre truc à lire dans cet article. Un truc qui fait peur, ou, du moins, qui devrait faire peur à toute personne de gauche raisonnable:
[François Hollande] espère surtout imposer, face à l’orthodoxie budgétaire des Allemands, un rapport de force plus favorable à ses thèses sur la croissance. Quitte à trouver l’appui de gouvernements plus conservateurs comme ceux de l’Italien Mario Monti ou de l’Espagnol Mariano Rajoy.
François Hollande qui va chercher l’appui de l’ultra-libéral espagnol Mariano Rajoy (j’y reviens plus loin) et de l’ancien commissaire européen et consultant de Goldman Sachs Mario Monti! Brrr. C’est la Bal des Vampires, ce film!
Revenons une minute sur ces fameuses mesures pour la crôaaasance qui seront probablement annoncées cette nuit. Je vous les avais présentées déjà dans un billet précédent. Cela ne relevait d’ailleurs d’aucun don de prémonition de ma part puisque François Hollande, lui-même, les avait écrites. Suffisait de lire (comme souvent ;-)). L’Expansion d’hier soir a le mérite de ne pas rester au niveau de la surface de l’écume du style de la gestuelle freudienne, et essaie de faire le point sur ce qui pourrait être accepté ou refusé par la chancelière Merkel, puisque tout le monde s’accorde à lui reconnaitre ce rôle de Mégère Apprivoisée incontournable. Je passe donc rapidement sur le ré-abondement de la Banque Européenne d’Investissements (BEI) de quelques milliards (à comparer aux 1 000 milliards de la BCE pour re-financer les banques au tournant 2011-2012) qui fonctionne avec le succès sur l’emploi qu’on lui connait depuis des lustres 😀 et sur la Taxe sur les Transactions Financières qui est actée depuis des mois, pour m’attarder une seconde sur une « nouveauté », les Project Bonds, en anglais dans le texte siouplait, ça fait tout de suite plus sérieux.
Les Project Bonds n’ont rien à voir avec les Eurobonds, même si certain vont tenter de vous confusionner (volontairement ou pas, ça, c’est une autre question). Les Eurobonds sont similaires à des obligations d’État que tout pays de la zone euro pourrait émettre. Mêmes caractéristiques, et en particulier, même taux, quel que soit le pays émetteur. Il s’agit donc d’une mutualisation de la dette (des dettes individuelles de chacun des états de la zone euro) au niveau européen. Le taux d’intérêt des Eurobonds sera donc également mutualisé. Il augmentera fortement pour des pays bénéficiant aujourd’hui de taux réduits sur leurs obligations nationales (comme l’Allemagne) et le réduira peut-être un peu pour des pays subissant aujourd’hui des taux usuraire sur leurs bons du trésor nationaux (comme la Grèce, l’Irlande, le Portugal et d’autres). Comme si l’Europe était déjà un État fédéral , genre États-Unis, Allemagne ou Suisse. Avec homogénéité entre États membres sur leurs systèmes fiscaux, sociaux, etc. Faudrait faire les choses dans l’ordre, peut-être. Bref, les Project Bonds, quant à eux, sont juste des emprunts qu’un État pourra obtenir auprès d’organismes financiers privés (et pas la BCE!) pour lancer des grands projets d’investissements, type projets d’infrastructures (routes, ponts, réseau, aéroports, etc). Même si les taux des Project Bonds seront probablement uniformisés pour l’ensemble des pays européens, chaque pays garde sa propre dette souveraine (que les Project Bonds viendront alourdir) et aucun pays n’est engagé par l’émission de Project Bonds d’un autre pays. Rien à voir, donc.
Quoi qu’il en soit, il est évident que nous serons très loin d’une croissance par la demande. Allez, rêvons un peu. Imaginons des mesures de croissance proposées par un président de gauche: revalorisation des bas salaires, lutte contre l’évasion fiscale, pression fiscale accrue sur les hauts revenus et en particulier ceux du capital, grands travaux publics d’intérêt général financés par l’État. Non, tout cela restera bien sagement dans le cadre bien balisé des bonnes vieilles recettes des médecins néolibéraux, tel ce bon Docteur Strauss-Kahn alors qu’il tenait cabinet au FMI, recettes basées sur le mythe de la croissance par l’offre. Cela ressemblera probablement plutôt à du Von Hayek qu’à du Keynes.
Car une chose est sûre, le bon Docteur Hollande ne discutera absolument pas du fond du Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance (TSCG). Et, sauf sursaut des français aux prochaines élections législatives, il sera ratifié, ce traité! Par les députés et sénateurs socialistes et umpistes (gageons qu’il n’osera pas le soumettre à référendum). La rigueur arrive donc à grands pas. Feutrés, certes, car plus personne ne parle du fond de ce traité mais elle arrive bel et bien. Masquée derrière ce gigantesque barnum médiatico-européen. Car la rigueur est dans le TSCG. Que dis-je? La rigueur EST le TSCG. La rigueur, Hollande, comme ses pairs européens, l’approuve, la revendique, la veut, la souhaite. La rigueur… Un mot, une abstraction, dont beaucoup de français ne doivent pas encore avoir une représentation claire. C’est vrai ça, sinon, pourquoi auraient-ils voter à plus de 80% pour ses fidèles hérauts ;-). La rigueur s’est pourtant déjà propagé à beaucoup de pays membres de l’Europe. Ses tumeurs métastatiques ont en effet atteint, à différents degrés de sévérité, la Slovénie, le Portugal, la Roumanie, la Lituanie, l’Italie, l’Irlande et bien d’autres parties de ce corps malade. Dont la Grèce, bien sûr, dont je vous ai souvent parlé. Mais qui lit vraiment? Avec empathie, en essayant de se projeter à la place de ces gens?
Et l’Espagne!
Dont je voulais parler un petit peu aujourd’hui. Car voici leur tour. Voici comment ça se traduit, la rigueur, en espagnol. Cette tumeur a été implantée par le docteur de la droite dogmatique néolibérale du coin, le bon Docteur Rajoy. La récente réforme du code du travail a été un véritable attentat contre les travailleurs et les travailleuses espagnols. En un peu plus de cent jours de gouvernement, les droits sociaux qui ont demandé des années de lutte ont été supprimés. Rajoy doit réduire les dépenses publiques à hauteur de 27,3 milliards d’euros cette année et le déficit public à 5,3 % du PIB cette année, 3 % l’année prochaine, pour satisfaire les banquiers, les marchés, l’Union européenne. La montée constante des impôts, des taxes et des prix asphyxie l’immense majorité de la population espagnole, en même temps que s’intensifie la réduction progressive des salaires et des pensions, que se multiplient les chômeurs et les précaires. Pendant ce temps, l’évasion fiscale tourne autour de 80 milliards d’euros! Une « amnistie fiscale » a été décrétée pour les fraudeurs! Qui voudra régulariser sa situation devra payer seulement 10 % de la somme due, et l’État promet la non poursuite et la confidentialité!
Toutes les mesures vont dans la direction opposée à la croissance, à la création d’emplois, à la protection des personnes les plus démunies. La population est arrivée aux limites du supportable.
Quelques exemples de mesures, pour tenter de mettre une image concrète sur le mot de rigueur:
- liberté absolue du chef d’entreprise pour licencier grâce à la loi sur le licenciement justifié
- baisse substantielle de l’indemnité de licenciement, fixée à 20 jours de salaire alors qu’elle était de 45 jours
- suppression de la convention collective nationale
- instauration des contrats précaires comme norme d’embauche
- facilitation du licenciement pour absence, y compris en cas de maladie
- réduction du nombre de fonctionnaires et alignement de leur statut sur celui des salariés du privé
- Sur la période 2010-2013, les travailleurs auront subi une augmentation de 2 à 5 % de leurs prélèvements sur salaire
- En matière de santé, les dépenses doivent être réduites de 7 milliards d’euros
- Les centres hospitaliers sont en cours de privatisation
- Beaucoup de salariés du secteur ayant des contrats temporaires vont être licenciés
- Le prix des médicaments a augmenté de 10 %
- Le budget de l’Éducation doit être réduit de plus de 3 milliards d’euros
- licenciement de beaucoup de professeurs sans post
- Dans les transports, les principales entreprises publiques comme AENEA (aéroports) ont été privatisées, et une menace identique plane sur la RENFE (chemins de fer)
- Les grands investissements de l’État (routes, autoroutes…) ont été gelés
- Dans les prochains mois, la TVA va encore augmenter (elle est déjà montée de 2 points en 2010) alors que, pendant la campagne électorale, c’était l’une des mesures rejetées par le Parti populaire du Rajoy
Les uns après les autres, les organes européens sont touchés. Les mêmes recettes, toujours, de partout. Et ne croyons pas que nous serons épargnés. Faut-il vraiment attendre d’être soi-même atteint par ce cancer pour arrêter de tourner la tête et ouvrir les yeux?
Voilà de quoi on parle, là. Essayez de visualiser! Voilà pourquoi ils agitent avec tant d’ardeur et d’insistance leur foulard sur la crôaaasance . Il faut nous faire détourner les yeux.
Ce soir, se tient un diner de cons. Mais, ne nous y trompons pas. C’est le peuple qui y tient le rôle de François Pignon. Pour terminer sur une note optimiste de résistance, je citerai cette célèbre réplique de Pierre Brochant dans la non moins célèbre pièce:
J’avais dit « à gauche », Pignon…
Hé hé… Le service laisse à désirer et les plats sont froids, genre déjà repassés. Je ne te remercie pas pour l’invitation 🙂
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